V
D’UNE SEULE MAIN

— Et sept brasses !

La voix de l’homme de sonde semblait étrangement faible, de la dunette où veillaient, attentifs, les hommes du Styx.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil à la grand-voile et à la misaine bien gonflées par le vent. Encore qu’il fût difficile d’appeler ainsi ce qui soufflait, mais, sa voilure bien établie, le Styx taillait tout de même ses huit à neuf nœuds sur l’eau.

L’île grandissait par tribord avant. Le soleil l’avait traversée d’un bout à l’autre pendant les dernières minutes, ou du moins était-ce l’impression que cela dormait. La chute de côte la plus proche était déjà dans l’ombre.

Les pièces de chasse crachaient toujours, régulièrement. Devant, le sloop continuait à tirer des bords : manifestement, son patron était convaincu qu’il constituait toujours la cible principale.

Neale laissa retomber sa lunette.

— Le crépuscule tombe tôt, ce soir, amiral. Ça ferait pas de mal ! ajouta-t-il amèrement.

Bolitho, toujours concentré sur la petite île, ne répondit pas. Tandis que le vaisseau s’enfonçait plus profondément dans le chenal qui la séparait de la terre, il sentait la tension monter autour de lui ; il se demandait ce que les Français pouvaient bien fabriquer de l’autre côté de l’eau. Il n’y avait pas eu de tirs, il sentait l’inquiétude le reprendre, ce sentiment qu’il avait mal calculé son coup et qu’il n’y avait finalement rien d’important dans ces parages.

Allday, qui dansait d’un pied sur l’autre, lui dit soudain :

— ’doivent tous roupiller, ces gars-là !

— Je vois de la fumée, fit Browne. Là, assez bas, regardez !

Neale traversa le pont à la hâte, bouscula un aspirant comme s’il s’agissait d’un sac vide.

— Où cela ?

Il pointa sa lunette.

— Bon sang de bois ! Ce n’est pas de la fumée, c’est de la poussière !

Bolitho attrapa à son tour un instrument et le pointa soigneusement dans le relèvement indiqué. C’était bien de la poussière, et il en comprit vite la raison en voyant un attelage déboucher de derrière des buissons bas. Les chevaux tiraient une pièce et sa prolonge qui cahotaient derrière eux. Ils se dirigeaient vers l’autre extrémité de l’île. Quelques minutes plus tard, une autre prolonge et une autre pièce empruntèrent le même chemin. Les lumières du soleil couchant jetèrent un bref éclat en touchant les uniformes et les équipements des artilleurs montés.

Bolitho referma sa lunette, fou d’excitation : il ne s’était pas trompé. Les Français avaient une telle confiance dans la sécurité de leur mouillage qu’ils s’étaient fiés à de l’artillerie de campagne plutôt qu’à une batterie côtière. Ils avaient sans doute l’intention d’évacuer toute leur artillerie en une seule fois dès que le dernier des bateaux de la flotte d’invasion aurait été livré à destination.

Il n’était donc pas étonnant que le Styx n’eût plus subi de tir après les premiers coups de semonce. Les boulets étaient tombés trop près, ils étaient tirés par des soldats habitués au combat terrestre. Un artilleur de marine aurait attendu puis tiré successivement avec les batteries à sa disposition, pour être certain de ne pas gaspiller ses munitions. Cette préoccupation obsédait le marin, seul en mer, loin de toute source de ravitaillement. Pourquoi aurait-il changé ses habitudes une fois à terre ?

— Ohé, du pont !

Neale s’essuya la bouche d’un revers de main et grommela :

— Eh bien, allez-y, qu’y a-t-il donc ?

Mais la vigie de la hune était trop entraînée pour se laisser impressionner par le groupe de gens impatients qui se trouvait loin en dessous de ses jambes pendantes. Elle finit par annoncer :

— Des navires à l’ancre sous la pointe, commandant !

L’un des hommes de sonde postés à l’avant cria à son tour :

— Et cinq brasses !

Mais à l’exception de Bundy, le pilote, personne n’y prêta attention. Certains essayaient de voir ce qui se passait devant, d’autres, les yeux levés vers la vigie, attendaient les nouvelles.

— Il y en a au moins une douzaine à l’ancre, commandant !

Malgré la distance, tout le monde perçut que l’homme ne parvenait pas à y croire :

— Non, commandant, il y en a bien davantage encore !

Neale se mit à battre des mains.

— Mon Dieu, on les a eus !

Mais Bundy lui dit doucement :

— Nous entrons dans la zone des récifs, commandant – il hésita un peu sous le regard perçant de Neale. Désolé, commandant, mais j’avais le devoir de vous en informer.

— Quatre brasses !

Le chant de la sonde commençait à ressembler à une triste mélopée.

Le second alla rejoindre Bundy près de la carte.

— La marée descend encore, fit-il enfin en jetant à son commandant d’abord, puis aux vergues, un coup d’œil qui en disait long.

— Établissez les cacatois, ordonna Neale. Nous nous laisserons porter par la marée… – et, regardant Bolitho : … si vous le voulez bien, amiral.

— Je suis d’accord. La priorité absolue est de faire vite.

Il oublia les cris des matelots qui déferlaient les voiles des vergues hautes, les ordres aboyés, les grincements des drisses car, alors que le vaisseau faisait cap sur la pointe la plus proche, il aperçut le premier des navires à l’ancre. Point n’était besoin de se demander pourquoi la vigie n’en revenait pas. Il y en avait des douzaines, certains mouillés à couple. D’autres, peut-être des bricks armés, étaient ancrés à l’écart. Une véritable armada de petits bâtiments. Il n’était guère difficile de les imaginer vomissant des dragons et de l’infanterie sur les plages méridionales de l’Angleterre.

— Quatre brasses !

L’homme de sonde remontait sa ligne si vite qu’on ne voyait plus ses bras musclés à la lueur rouge du soleil.

— Batterie tribord, parés ! hurla Neale.

Il attendit que tous les chefs de pièce eussent levé la main tandis que, derrière eux, les officiers continuaient de faire les cent pas comme s’ils ne se connaissaient pas.

L’île s’enfonçait dans l’obscurité et ressemblait à quelque bâtiment étrangement construit au milieu de ces navires tout neufs.

Bolitho se tourna vers le soleil transformé en boule rouge. Cela n’allait plus tarder. Si seulement Le Rapide, ou même l’Epervier, avaient pu être là !… Pour l’instant, ils allaient bientôt manquer d’eau pour manœuvrer sans risquer de se mettre au plein, et ils n’auraient pas le temps d’en couler ou d’en endommager plus de deux ou trois.

— Où est le sloop ? demanda-t-il assez sèchement.

— Droit sur tribord avant, amiral, lui répondit Neale. J’ai l’impression qu’il essaye de jeter l’ancre au milieu des autres, s’il y arrive.

Bolitho arrêta rapidement sa décision.

— Dites aux chefs de pièce de tirer dessus ! Et une guinée à la première pièce qui réussit à le désemparer !

Le choix de cette cible suscita quelques mouvements divers mais, après avoir rapidement ajusté les hausses à l’anspect, les chefs de pièce annoncèrent qu’ils étaient parés.

— Feu à volonté !

Neale leva son sabre courbe au-dessus de la tête.

— Sur la crête ! – les secondes paraissaient des heures. Feu !

Tout au long de la muraille de la frégate, les canons crachèrent du feu et de la fumée avant de reculer dans leurs palans de retenue. On écouvillonnait déjà les pièces avant que les dernières, à l’arrière, se joignaient encore au vacarme.

Le sloop, atteint au moment même où il tentait de virer de bord pour se diriger vers les autres bâtiments, sembla se désintégrer sous le déluge de métal craché par les pièces chargées à la double et qui avaient tiré à moins de deux encablures.

Tout autour de lui, la mer se soulevait sous les boulets, des débris et du bois cassé tombaient des deux bords.

Une petite tache de lumière jaillit de la coque ravagée et se transforma presque immédiatement en un gigantesque incendie. Un tonneau de poudre touché par une étincelle, un marin étourdi renversé avec sa lanterne dans l’entrepont, nul ne le sut.

— Mon Dieu, s’écria Bundy de sa grosse voix, il est en flammes !

Bolitho essayait de cacher la pitié que lui inspiraient les hommes de ce bâtiment embrasé. Un gros et unique boulet aurait suffi à le couler, une pleine bordée l’avait transformé en un véritable enfer. Un brûlot ! – et, s’efforçant de garder une voix normale : Voilà qui devrait faire lever l’ancre aux autres !

Quelque chose perça la grand-voile ; le trou était assez grand pour laisser passer un homme. L’une de ces pièces d’artillerie attelée avait fait but.

— Ils coupent leurs câbles ! cria le second.

Entraîné par le courant de marée et par le vent, l’amoncellement de chaloupes prenait le large : leurs patrons essayaient de se dégager et de s’éloigner de leurs conserves. Tout plutôt que de rester sur place pour s’embraser ou se faire couler par le feu de la frégate ennemie qui se ruait sur eux avec seulement quelques pieds d’eau sous la quille.

— Quand vous pouvez ! Feu à volonté !

Neale se précipita à la lisse de dunette, les navires les plus proches émergeaient de l’obscurité grandissante. La lueur des flammes se reflétait sur ses joues.

— Batterie bâbord, parés !

Les canonniers se mirent à pousser des vivats en voyant un vaisseau apparaître de l’autre bord. Il avait déjà établi quelques voiles et faisait cap sur la France.

La batterie bâbord avait commencé à tirer, et le bâtiment en fuite se trouva pris sous un déluge d’eau ; au-dessus du pont, les mâts et les voiles tombèrent comme fauchés par la tempête.

— Son compte est bon, annonça Neale.

Il recula lorsqu’une volée de métal passa en sifflant au-dessus des filets de branle avant d’aller s’écraser dans l’eau de l’autre bord.

Bolitho observait le véritable chaos qui semblait sur le point d’entrer en collision avec la frégate. Des bâtiments qui avaient coupé leur câble trop tôt dérivaient, enchevêtrés avec quelques-unes de leurs conserves. D’autres prenaient des risques insensés pour tenter de gagner le large. Les deux périls étaient aussi menaçants : et leur propre artillerie à terre, et les pièces de Neale. Car, à l’exception des éclairs jaillissant des gueules, il faisait presque nuit, les flammes des bâtiments incendiés ayant été matées par la mer.

— Cessez le feu, commandant.

Bolitho essayait de se dégager de l’ivresse que créait la bataille tout autour de lui. Le Styx n’avait pas encaissé un seul boulet, pas un homme n’avait été seulement blessé : le genre de combat dont rêve tout marin.

— Amiral ?

Neale le regardait, anxieux.

— Si vous commandiez les forces françaises, que feriez-vous ? Est-ce que vous rappelleriez les vaisseaux au mouillage, le temps de mettre en place une batterie pour les protéger ? Ou bien les enverriez-vous au nord comme prévu ?

Le spectacle de deux marins noirs de fumée qui poussaient des cris de joie en faisant des entrechats arracha à Neale un sourire, vite réprimé.

— Je ne les renverrais pas dans les ports d’où ils viennent. Cela ressemblerait à un aveu d’incompétence, de couardise même, alors qu’on les attend avec tant d’impatience – il hocha lentement la tête. Je leur ferais continuer leur route, amiral, le temps de demander du renfort.

Bolitho lui fit un sourire.

— Je suis d’accord. Dites au pilote de calculer une route pour sortir de ce chenal et rejoindre le point de rendez-vous. Dès que nous serons en vue du Rapide, je l’enverrai à la recherche des autres. Je parie que Le Rapide est resté dans les parages et se demande ce que nous avons bien pu faire. Sauf lui voler sa part de prise, je veux dire !

Il prit Neale par le bras, incapable de dominer son excitation.

— Le vent sera pour nous, pensez bien à ça, l’ami ! Nous savons que tous ces bâtiments ne peuvent compter sur aucun secours de Brest ni de Lorient, sans quoi l’Epervier ou la Phalarope auraient vu quelque chose. Nous avons semé la panique, mais la panique ne va pas durer. Il nous faut agir sans tarder. La Phalarope, avec son armement et ses caronades, peut faire une bonne moisson dans ce tas de navires sans résistance.

Il leva brièvement les yeux en entendant les voiles qui battaient bruyamment au-dessus d’eux. Ils progressaient sous le vent de l’île, mais, une fois qu’ils auraient retrouvé de l’eau, ils pourraient rebrousser chemin pour aller retrouver leurs amis.

— Nous sommes bien près de terre, amiral, lui dit Neale, un peu inquiet. Mais vous avez raison, continua-t-il en souriant, nous devrions y arriver – et, criant un ordre à son second : Monsieur Pickthorn ! Du monde aux bras ! Parés à virer !

Bolitho s’apprêtait à partir mais lui dit :

— Je n’oublierai pas ce que vous avez fait, commandant. Vous auriez bien pu y laisser votre quille sur place.

Neale le regarda un instant sans rien dire.

— Oui, après ça, je crois bien que je serais capable de manœuvrer ce bâtiment dans l’herbe !

— Mais, bon sang, lâcha Bundy en regardant ses aides, ça sera sans moi, ça c’est fichtrement sûr !

 

Bolitho ouvrit les yeux et poussa un grognement. Il se sentait aussi moulu que si on l’avait battu, et il comprit enfin qu’il s’était endormi dans le fauteuil de Neale.

Il retrouva tous ses sens en voyant Allday penché au-dessus de lui.

— Qu’y a-t-il ?

Allday posa précautionneusement une tasse de café sur la table.

— Le vent fraîchit, amiral, et il fera jour d’ici une demi-heure – se redressant, la tête un peu inclinée à cause des barrots, il examina Bolitho d’un œil critique : Je pense que vous auriez bien besoin que je vous rase d’ici l’aube.

Bolitho étendit les jambes et commença à siroter son café. Allday pensait à tout.

Mais à présent, avec ce pont qui prenait la gîte et tremblait sous son fauteuil, il avait du mal à croire que, au cours de ces quelques heures qui s’étaient écoulées depuis qu’ils avaient fondu sur ce mouillage, ils avaient repris contact avec Le Rapide qui, cela fait, s’était hâté d’aller joindre la Phalarope.

Le reste s’était passé plus facilement que prévu. Virant de bord une nouvelle fois pour tirer parti du vent, les deux frégates avaient mis le cap au sud-est, tandis que Le Rapide poursuivait ses recherches afin de retrouver Duncan et son Epervier.

Bolitho était bien obligé d’admettre que tout cela ne lui faisait guère une flottille. Mais ce qui manquait en quantité était compensé et au-delà par la manœuvrabilité et la puissance de feu. Il l’avait bien vue à bord du Styx, cette espèce de sauvagerie qui confinait à la folie lorsque les canons s’étaient mis à gronder. S’ils pouvaient retrouver les embarcations de débarquement ennemies et pénétrer au milieu d’elles une fois encore, la panique qu’ils avaient déjà réussi à semer se répandrait comme un feu de forêt.

Après cela, il pourrait faire son rapport à l’Amirauté. Les vœux de Beauchamp seraient comblés.

On frappa à la porte, mais cette fois-ci, c’était Neale. Sa figure toute ronde était rougie par le vent et les embruns.

— La Phalarope est en vue sur l’avant, amiral. Le ciel s’éclaircit, mais le vent a refusé au noroît. J’ai envoyé les hommes prendre leur déjeuner de bonne heure. J’ai le sentiment que nous allons être assez occupés aujourd’hui. Enfin, si les Grenouilles ont appareillé…

Bolitho lui indiqua d’un signe qu’il était de son avis.

— Et s’ils ne l’ont pas fait, nous reprendrons notre tactique d’hier mais, cette fois-ci, nous aurons les caronades de la Phalarope.

Il sentit Allday qui se raidissait et le rasoir resta un instant suspendu en l’air.

Neale inclina la tête en entendant des voix sur le pont supérieur. Il n’avait pas remarqué la réaction d’Allday et remonta vaquer à ses devoirs.

Bolitho se laissa aller dans son fauteuil et dit d’une voix calme :

— La mer est vide, Allday. Nous allons détruire ces embarcations aujourd’hui, advienne que pourra. Et ensuite…

Allday continua sa besogne sans émettre le moindre commentaire.

Il était étrange de se dire que la Phalarope était quelque part devant, visible seulement par les vigies à l’œil exercé juchées en haut du mât. Ce bâtiment qui avait tout changé pour lui, pour Allday, pour d’autres qui lui étaient si proches… Il s’en voulait aussi de songer que la perspective de la Phalarope, toutes voiles dehors à attendre ses ordres, l’excitait plus que l’idée d’aller détruire des navires sans défense et incapables de répliquer. Mais ils présentaient pourtant une menace réelle, comme Beauchamp l’avait bien vu depuis plusieurs mois. Il soupira et songea à Belinda. Que faisait-elle en ce moment ? Était-elle dans son lit, à écouter le chant des premiers oiseaux, les chariots des fermes qui descendaient dans les chemins ? Elle pensait à lui peut-être, elle rêvait à leur avenir ? Demain, tout risquait d’être différent. On pouvait lui donner, une fois de plus, l’ordre de partir à l’autre bout du monde. Le défunt mari de Belinda avait été soldat avant de démissionner pour servir l’honorable Compagnie des Indes. Allait-elle détester l’idée d’épouser un marin ?

Un autre coup frappé à la porte l’interrompit dans ses pensées, et il en fut presque soulagé. Presque.

C’était Browne, débarrassé de son mal de mer, et aussi impeccable que s’il s’apprêtait à aller porter une dépêche au Parlement, rien de moins.

— Est-ce l’heure ?

Browne fit signe que oui.

— Le jour se lève, amiral.

Il jeta un coup d’œil à Allday et le vit qui haussait les épaules. Cela ne lui ressemblait guère, cet air si désespéré.

Bolitho se mit debout et ressentit sur-le-champ les mouvements du bâtiment. D’après Neale, le vent avait encore refusé. Ils allaient devoir veiller à ne pas se faire drosser à la côte. Il eut un petit sourire : les Français allaient être logés à la même enseigne…

Il enfila son manteau et annonça :

— Je suis prêt – puis, avec un regard à Allday : Encore un nouveau jour.

Allday dut faire un gros effort pour répondre.

— Oui, amiral. Je serai plus rassuré lorsque le tableau sera face à la France. Je déteste ce golfe et tout ce qu’il représente pour un marin.

Bolitho fit semblant de le croire. Lorsque Allday était de cette humeur, mieux valait le laisser tranquille. Il avait bien d’autres chats à fouetter aujourd’hui.

Après la chaleur étouffante de la chambre, la dunette paraissait glacée. Bolitho rendit son salut à Neale et fit un signe de tête aux officiers de quart. Le bâtiment était aux postes de combat, ou le serait bientôt, dès que le dernier écran de toile entre l’appartement de Neale et le pont supérieur aurait été enlevé, mais on ne semblait pas encore sur le point de le faire.

Les équipes de pièces étaient alignées dans l’ombre sous les passavants et les gabiers juchés en haut étaient cachés par le gréement tout noir et la toile des voiles.

Bolitho se dirigea vers le tableau, on sentait la présence des fusiliers qui attendaient près des filets de chaque bord, leurs mousquets posés contre les hamacs qui y étaient serrés. Leurs baudriers semblaient très pâles dans cette demi-lumière blafarde, alors que leurs uniformes paraissaient tout blancs.

Il se raidit un peu, tout comme la première fois, en apercevant la vieille frégate qui se tenait sur leur arrière.

Ses vergues de huniers et sa flamme reflétaient les premières lumières, tandis que les autres voiles et la coque se perdaient dans l’obscurité. On eût dit un vaisseau fantôme.

Il se secoua pour chasser son coup de cafard et essaya de penser à ses autres bâtiments. Le Rapide avait peut-être retrouvé Duncan, à présent. Les autres vaisseaux étaient peut-être en route pour venir l’aider, comme Beauchamp l’avait ordonné initialement. Mais il en doutait, tout comme Browne.

Neale vint le rejoindre près de la lisse et ils restèrent là ensemble à regarder l’aube qui se levait au-dessus de la terre. La lumière était d’un rouge cruel. Bolitho sourit en pensant à sa mère. Ciel rouge du matin, au berger le chagrin… Il sentit un grand frisson lui parcourir l’échine et se retourna pour voir Allday. Allday était berger lorsque la presse s’était saisie de lui. Bolitho se retourna, furieux contre lui-même de se laisser aller à ces divagations.

— Dès que vous le pourrez, prenez contact avec la Phalarope. Dites-lui de rester à poste au vent.

Comme Browne courait préparer les signaux, Bolitho dit à Neale :

— Lorsque la Phalarope aura fait l’aperçu, nous nous rapprocherons de terre.

— Mais, dit Neale en hésitant, c’est que… nous allons nous faire repérer immédiatement, amiral…

— Ce ne sera pas bien grave, répondit Bolitho en haussant les épaules, il sera trop tard.

Il ressentit brutalement l’envie d’avoir Herrick avec lui. D’avoir à son côté ce roc, cette moitié de lui-même. Neale était capable de le suivre jusqu’en enfer sans un murmure, pas Herrick. S’il y avait eu une faille dans son plan, il l’aurait vue.

Il leva la tête, regarda la flamme puis sa propre marque. Elles étaient raides, comme des bannières. Le vent forcissait toujours.

Sans qu’il s’en rendît compte, ses doigts jouaient avec le pommeau usé de son sabre. Non, il se montrait trop injuste. Injuste envers Neale, envers Allday, envers Herrick, qui n’était même pas présent.

C’était sa marque qui flottait à la tête du grand mât : toute la responsabilité reposait sur ses épaules.

Bizarrement, il se sentit mieux après avoir réfléchi à tout cela. Et lorsqu’il reprit sa marche le long de la dunette, rien ne laissait plus deviner ce moment de peur qui avait failli lui faire perdre sa confiance en lui.

 

Bolitho aperçut le second du Styx qui s’approchait de l’habitacle pour jeter un coup d’œil au compas avant d’inspecter les voiles une par une.

Personne ne disait mot, personne n’en avait d’ailleurs besoin. Les hommes de métier qui constituaient l’équipage de la frégate connaissaient leur bâtiment comme ils se connaissaient entre eux.

Si Pickthorn avait fait la moindre remarque sur le vent qui avait encore refusé d’un quart, elle aurait été mal prise par le pilote et considérée par Neale comme une marque de manque de sang-froid.

Bolitho avait assisté à ce genre de scène bien des fois, et il en avait souffert. Il retourna à l’arrière, des taches de couleur commençaient à parsemer la mer et ses rangées inépuisables de moutons. Le sel séchait sur ses joues et sur sa bouche, il ne s’en rendait même pas compte. Il se tourna vers la Phalarope qui se dirigeait vers leur vent, en plein par le travers du Styx. Elle avait fort belle allure, avec ses mantelets fermés qui faisaient comme un damier sur la muraille. La figure de proue brillait au soleil levant, il ne distinguait qu’un amas de silhouettes bleues sur la dunette. L’une d’entre elles était Adarn, songea-t-il. Tout comme Pickthorn, il surveillait les voiles, prêt à envoyer ses hommes ici ou là pour border précisément la toile afin de les garder bien gonflées. La Phalarope remontait lourdement vers lui, déhalée par la traction des voiles et de temps à autre, par une poussée de l’eau sous la quille.

Quel beau spectacle !

Bolitho se détourna et redescendit jusqu’à la lisse de dunette. Les équipes de pièces étaient toujours à leur poste, la tension était retombée avec la lumière qui se levait sur une mer vide. Les second et troisième lieutenants causaient, le sabre au fourreau, comme des hommes déambulant dans un parc.

Neale observait à la lunette entre les filets bâbord les pentes ondulées, couleur ardoise, de la terre ferme. La terre était à environ cinq milles, nombreux étaient ceux qui pouvaient les voir.

Il tendit son instrument à un aspirant et fit ce sombre commentaire :

— Pas le moindre truc en vue.

Browne vint rejoindre Bolitho à la lisse.

— Elle vole littéralement sur l’eau, amiral.

Bolitho lui sourit. Browne était plus enthousiasmé par le vaisseau qui vivait sous ses pieds en s’élevant puis en replongeant entre les moutons qu’il n’était las de cette inaction.

— Oui, mon neveu est fort occupé, mais je crois qu’il profite de chaque seconde qui passe.

— Voilà quelque chose que je ne lui envie certainement pas, amiral ! – Browne prenait grand soin de ne jamais mentionner le commandant de la Phalarope. Un équipage de rustres, des officiers qui sont des gamins. Je suis heureux d’être ici !

Mais Bundy les appelait :

— Brume droit devant, commandant !

Neale se mit à grommeler. Il l’avait vue le premier, un grand banc étalé comme de la fumée pâle. Que le pilote le lui eût signalé signifiait que cela le préoccupait. D’un instant à l’autre, les vigies allaient apercevoir la pointe sud de l’estuaire de la Loire. Ensuite, ce serait au tour de l’île d’Yeu. Ils revenaient à leur point de départ, si ce n’est qu’ils étaient bien plus près de terre.

Il jeta un coup d’œil à Bolitho qui se tenait là, les mains dans le dos, les jambes écartées pour résister aux mouvements désordonnés du pont. Il ne fera jamais demi-tour. Au grand jamais.

Il se sentait bizarrement triste pour lui. Ce qui le troublait, c’était que ce qui avait commencé comme une manœuvre stratégique audacieuse s’était apparemment révélé faux.

— Ohé, du pont ! Voiles à bâbord avant !

Neale escalada les enfléchures en attrapant à la hâte sa lunette.

Bolitho croisa les bras, certain que, s’il ne le faisait pas, tous ceux qui se trouvaient près de lui prendraient peur.

La brume faisait des tourbillons et des torsades sous l’effet du vent qui la poussait vers la terre. Ils étaient là, telle une phalange de soldats romains aux marches de l’Empire, six rangées de petits bâtiments sous voile. La lumière était vive, les flammes et les pavillons étaient aussi raides que des lances levées.

Browne respira lentement.

— Avec la lumière, ils paraissent encore plus nombreux qu’ils ne sont.

Bolitho acquiesça d’un signe de tête ; ses lèvres étaient soudain devenues toutes sèches. La flottille faisait bonne route, tirait des bords pour essayer de garder la formation et de gagner dans le vent.

— Mais, s’écria Neale, que vont-ils faire à présent ? S’éparpiller et prendre la fuite ?

— Envoyez toute la toile, commandant, lui répondit Bolitho, tous les chiffons que vous pourrez trouver. Ne laissons pas à l’ennemi la possibilité de décider !

Il se retourna : Browne souriait de toutes ses dents en regardant les hommes obéir au sifflet et courir à la manœuvre pour envoyer plus de toile. On allait établir les voiles de bonnette de chaque bord, comme de grandes oreilles qui allaient les propulser encore plus vite vers la masse des bâtiments se dirigeant lentement sur eux.

A tribord, Bolitho voyait la Phalarope, dont la pyramide de toile s’élevait encore pour suivre la manœuvre. Il se demanda même s’il n’entendait pas le grincement d’un violon venu soutenir les efforts des hommes qui luttaient pour garder leur poste à côté de l’amiral.

L’aspirant Kilburne avait réussi à garder sa lunette pointée sur l’autre frégate en dépit de l’agitation qui régnait tout autour de lui. Il cria soudain :

— De la Phalarope, commandant : « Voile dans le nord-ouest ! »

Neale se contenta de répondre :

— Mais non, c’est probablement Le Rapide.

Bolitho se cramponna à la lisse pour résister au bâtiment qui se dérobait sous lui. Détrempés par les embruns, les ponts ruisselaient d’eau, comme s’il avait plu. Ceux des hommes qui s’étaient déshabillés jusqu’à la taille étaient eux aussi tout trempés. Le Styx continuait à plonger en se dirigeant vers la ligne de front qui grandissait.

Le relèvement pouvait assez bien correspondre au Rapide. Il avait sans doute retrouvé l’Epervier et revenait vers eux pour participer au combat. Enfin, se corrigea-t-il in petto, à la tuerie, plus vraisemblablement.

— Faites charger et mettre en batterie, je vous prie. Nous engagerons les deux bords à la fois.

Bolitho sortit sa montre et en souleva le couvercle. Il était exactement huit heures. Au moment même où son cadran le lui indiquait, la cloche retentit sur le château. Un mousse avait réussi à se souvenir de cette tâche qui lui revenait et qui faisait partie de ces choses qui font marcher un bâtiment.

— L’ennemi se divise en deux groupes, amiral, annonça Pickthorn en hochant la tête. Ils ne nous échapperont plus maintenant, et il n’y a que des cailloux ou la plage derrière eux !

Il avait l’air presque navré de voir son adversaire dans une telle détresse.

Kilburne plaqua sa grosse lunette contre son œil, à en pleurer de douleur. Bolitho était à deux pas de lui et ne voulait pas le troubler dans ses réflexions en commettant une bourde. Il plissait l’œil et, au prix d’un gros effort, vit dans sa lentille les voiles tendues de la Phalarope, la volée de pavillons multicolores hissés à la vergue.

Il ne s’était pas trompé. Il cria d’une voix altérée :

— De la Phalarope, commandant. Elle transmet l’indicatif du Rapide.

Bolitho se retourna. Il était habituel de voir un bâtiment répéter le signal d’un autre bâtiment, mais quelque chose dans la voix de l’aspirant lui disait qu’il y avait du péril dans l’air.

— Du Rapide, commandant : « Ennemi en vue dans le nord-ouest ! »

— Diable, diable ! grommela Browne entre ses dents.

— Des ordres, amiral ?

Neale s’était tourné vers Bolitho mais restait très calme, comme s’il avait déjà tout deviné et s’apprêtait à faire face.

— Nous allons attaquer, fit Bolitho en hochant la tête. Abattez sur bâbord et foncez sur le premier des bâtiments de tête qui essaye de passer derrière nous.

Il fit demi-tour en entendant les hommes se précipiter une fois de plus aux drisses et aux bras, des hommes qui pour la plupart n’avaient aucune conscience de la menace qui pointait à l’horizon.

Allday, qui se tenait près des filets, s’approcha d’un pas décidé de Bolitho.

Bolitho le regarda, l’air grave.

— Eh bien, mon ami, c’est peut-être vous qui aviez raison. Mais il n’y a plus moyen d’y couper.

Allday observait la ligne de coques et de voiles qui convergeaient vers eux. Ce qu’il voyait ne lui plaisait pas du tout, il se doutait que cela allait leur coûter cher. Pourtant, il se contenta de répondre :

— On va les avoir, amiral, d’une manière ou d’une autre.

Des coups de feu éclatèrent sur les bâtiments de tête, mousquets et pierriers, mais ce défi fut vite relevé par la première bordée du Styx.

— Monsieur Pickthorn, cria Neale en mettant ses mains en porte-voix, réduisez la toile ! Rentrez cacatois et perroquets !

Il regarda les gabiers rentrer les bâtons de bonnettes. Les hommes se hélaient, les affûts avançaient en batterie et reculaient en dessous d’eux, quelques balles de mousquets et de la mitraille commençaient à voler méchamment entre les haubans.

— Monsieur Browne, lui ordonna Bolitho, dites à la Phalarope d’engager l’ennemi.

Ils avaient encore le temps. Avec le Styx qui marchait vers l’axe du chenal pour diviser et éparpiller les colonnes ennemies bien formées, l’armement considérable constitué par les caronades de la Phalarope allait détruire l’avant-garde puis le centre, ce qui lui laisserait assez d’eau pour regagner le large et rejoindre Le Rapide. Mais la Phalarope renvoyait un nouveau signal.

Entre les explosions qui venaient des deux batteries, l’aspirant Kilburne réussit à crier :

— Signal répété du Rapide, commandant : « Trois voiles ennemies estimées dans le nord-ouest ! »

On le voyait agiter désespérément les lèvres, les pièces sous la dunette reculèrent violemment dans leurs palans, les canonniers se ruaient déjà pour réapprovisionner en poudre et en boulets. Il reprit :

— « Vaisseau de ligne probable ! »

— Est-ce tout ? demanda Allday en se frottant le menton.

Comme pour ajouter à l’horreur, la vigie de hune cria :

— Ohé, du pont ! Terre à tribord avant !

Bundy fit signe qu’il avait compris, il avait le regard fixe. L’île d’Yeu, qui se refermait comme la mâchoire inférieure d’un gros piège.

Pickthorn lâcha son porte-voix au moment où ses gabiers dévalaient à toute vitesse les enfléchures.

— La Phalarope réduit sa toile, commandant !

Bolitho jeta un œil à la dernière volée de pavillons hissés par le Styx : ordre était donné au capitaine de vaisseau Emes de se rapprocher de l’ennemi et de l’engager.

Il entendit Browne qui disait, la voix pleine de rage :

— Mais enfin, monsieur Kilburne, n’a-t-il pas vu notre signal ?

— Il a fait l’aperçu, monsieur, répondit l’aspirant en laissant retomber sa lunette.

Browne se tourna vers Bolitho, l’air parfaitement incrédule ; il était blême.

— L’aperçu !

Une volée de balles passa par-dessus la dunette et vint percuter les hamacs comme un gros coup de poing. Un fusilier tomba à genoux, le visage en sang ; deux de ses camarades vinrent le tirer à l’abri. Leur premier blessé.

Un lougre en feu, totalement désemparé, avec des flammes qui lui sortaient des sabords comme de grandes langues rouges, passa dangereusement près par le travers bâbord. Le bosco et ses hommes attendaient avec des bailles pleines d’eau et des haches pour noyer tout début d’incendie dans le gréement goudronné et la toile si facilement inflammable.

— La Phalarope ne répond pas, amiral, annonça Neale d’une voix égale.

— Dites à la Phalarope d’envoyer davantage de toile.

Bolitho sentait sur lui les regards de quelques-uns des hommes. Ils ne voulaient pas ou ne pouvaient pas croire ce qui arrivait.

— Elle a fait l’aperçu, amiral.

Il était presque impossible de réfléchir, avec toutes ces pièces qui tiraient, la fumée qui envahissait les ponts.

Bolitho regarda Neale. S’il rompait le combat maintenant et fuyait l’ennemi, ils pouvaient encore virer de bord et, avec de la chance, s’en sortir. Dans l’autre cas, le Styx ne pouvait espérer détruire plus d’une poignée de navires, et seulement en y sacrifiant son propre équipage.

Il observa la frégate qui tombait de plus en plus sur leur arrière, puis détourna les yeux, incapable d’en voir davantage, incapable de maîtriser sa colère et sa douleur.

Browne avait raison depuis le début. A présent, ils n’avaient plus la moindre chance, cela ne valait certainement pas la peine d’y perdre un vaisseau et tout son armement.

Il s’éclaircit la gorge et ordonna :

— Rompez le combat, commandant. Virez de bord, c’est terminé.

Neale le regardait fixement, rempli de dégoût.

— Mais, amiral, nous pouvons encore les atteindre ! D’une seule main s’il le faut !

La voix de la vigie perchée dans la hune brisa le silence, même les canons s’étaient tus :

— Ohé, du pont ! Trois voiles dans le nord-ouest.

Bolitho eut l’impression que tout le bâtiment avait été soudainement frappé. Personne ne bougeait plus, quelques-uns des marins qui, sur la dunette, avaient poussé des cris de joie en entendant l’ordre qu’il venait de donner, croyant que cela signait leur victoire, regardaient maintenant derrière eux comme des vieillards.

Peut-être les vigies, aussi bonnes fussent-elles, avaient-elles été distraites par la masse des petits bâtiments qui arrivaient puis par la menace de bâtiments plus gros à l’horizon, mais, quelle qu’en fût la raison, elles n’avaient pas détecté le vrai danger qui les menaçait jusqu’à ce qu’il fût sur eux.

C’est l’un des hommes de sonde placés par Neale qui venait de prendre son poste entre les bossoirs alors que le Styx se dirigeait vers ce même chenal peu profond qui cria :

— Epave ! Droit devant !

Bolitho se cramponna à la lisse, les hommes qui se trouvaient près de lui sortirent de leur torpeur et se précipitèrent pour obéir à l’ordre de réduire la toile. D’autres, attelés aux bras, faisaient pivoter les vergues afin de virer de bord.

Il s’agissait peut-être du bâtiment qu’ils avaient coulé la veille et qui avait dérivé, poussé par la marée et le vent, jusqu’à cet endroit où il avait trouvé le récif qui l’avait achevé. Ou bien s’agissait-il d’une épave plus ancienne, d’un récif isolé au bout de la longue ligne de rochers et de bancs de sable qui faisaient sentinelles devant l’estuaire de la Loire.

Le choc ne fut pas trop violent. On eût dit qu’il n’en finissait pas : la frégate talonna de toute sa carlingue, les membrures se mirent à trembler. Puis ce fut le tintamarre des vergues qui tombaient, le grand mât et tout le gréement de misaine allant s’écraser sur le gaillard d’avant et de là dans la mer. Des monceaux d’enfléchures et d’espars brisés prirent le même chemin ; les hommes poussaient des cris perçants, juraient en se faisant écraser ou entraîner par-dessus bord par le gréement vrillé sur lui-même.

Seul le mât d’artimon était encore debout, la marque de Bolitho flottant toujours au-dessus du désastre et de la mort, comme pour signaler cet endroit jusqu’à la fin des temps. La quille du Styx commença à se détacher, d’énormes bulles d’air explosaient de façon obscène des deux bords, et le mât finit lui aussi par tomber de toute sa longueur sur le pont principal.

— Monsieur Pickthorn ! hurla Neale.

Mais il chancela, sa main était pleine du sang d’une blessure qu’il avait sur le sommet du crâne. Il se rendit soudain compte que son fidèle second s’était fait couper en deux par l’un des haubans rompus qui lui était passé dessus avec tout le mât de hune, entraîné comme par un câble.

Il aperçut Bolitho qu’Allday aidait à se remettre debout et cria :

— Le bâtiment est perdu !

Puis il s’écroula et serait tombé si Bundy et l’un des aspirants ne l’avaient pas soutenu.

— Évacuez les ponts inférieurs ! cria Bolitho d’une voix rauque. Sortez tous les blessés que vous pouvez trouver sous les débris.

Il entendait le grondement de l’eau qui s’engouffrait dans la coque, le grincement des affûts, et une pièce libérée traversa le pont.

— Monsieur Kilburne, rassemblez tous les hommes que vous trouvez et mettez les embarcations qui restent à l’eau. Monsieur Browne, restez près du commandant.

Des hommes sortaient de dessous les amas de débris, hagards, terrorisés ; quelques-uns, rendus à moitié fous, couraient comme des aveugles vers les passavants.

Quelques fusiliers essayaient de rétablir l’ordre, Bolitho aperçut le troisième lieutenant, sans doute le seul officier survivant, qui essayait, malgré son bras apparemment cassé, de les retenir.

Un nouveau tremblement secoua le pont, Bolitho vit l’eau ruisseler à travers quelques sabords, la coque s’inclina davantage, entraînée par le poids de tous les débris qui traînaient le long du bord.

— Le grand canot est à l’eau ! cria Allday.

Il avait l’air calme mais menaçant, et tenait son coutelas à la main.

Bundy attrapa son sextant et sa montre et eut le temps de dire :

— J’ai ramassé quelques hommes, amiral, et je les ai envoyés fabriquer un radeau.

Mais Bolitho entendait à peine. Il regardait du côté du large, un semblant de liberté assez bien symbolisé par les moutons blancs qui couraient sans frein jusqu’à l’horizon et la haute pyramide de toile qui venait.

Puis il aperçut la Phalarope qui montrait son cul, vergues brassées carré. Son ombre s’inclina sur l’eau écumeuse lorsqu’elle vira. Le grand oiseau doré de la figure de proue s’éloignait d’eux, fuyait l’ennemi.

— Qu’il aille au diable ! éructa Allday, qu’il aille se faire foutre, ce lâche !

Un canot s’approcha du passavant fortement incliné, on en descendait un second le long de la muraille. Le bosco, aidé d’un canonnier bien bâti, essayait de sortir de l’eau les blessés et les hommes en train de se noyer, avant de les jeter dans le fond de l’embarcation comme de vulgaires ballots détrempés.

Neale ouvrit les yeux et demanda d’une voix rauque :

— A-t-on pu les sauver ?

On avait l’impression qu’il voyait tout de même Bolitho, malgré le sang qui lui maculait le visage. Il insista :

— Les hommes, a-t-on pu les sauver ?

Bolitho hocha la tête :

— Oui, nous en avons sauvé tout ce que nous avons pu, restez calme.

Il surveillait les quelques radeaux de fortune, les espars, les tonneaux auxquels s’accrochaient les survivants dans l’espoir d’un miracle. Il y en avait bien plus dans l’eau, mais peu de marins savent nager et bientôt, la plupart d’entre eux abandonnèrent la lutte et partirent dans le courant avec les autres débris du naufrage.

Bolitho attendit que quelques-uns des survivants, hébétés, en sang, fussent hissés dans le canot avant d’embarquer à son tour et de s’installer près d’Allday. Neale gisait entre eux deux, inconscient.

L’aspirant Kilburne qui, de petit garçon qu’il était, venait en quelques instants de devenir un homme, ordonna :

— Allez-y doucement, les gars, avant partout !

Leur canot était aussi bourré à craquer que le second et il ne leur restait guère plus de dix pouces de franc bord. Ils n’avaient armé que deux avirons, juste ce qu’il fallait pour rester face à la lame. Des lames qui un peu plus tôt étaient encore leurs alliées et qui semblaient désormais très décidées à les faire chavirer puis à les tuer.

— Il coule !

Plusieurs des hommes poussaient des cris, choqués, horrifiés par le spectacle. Le Styx bascula et s’enfonça dans la mer. Les plus anciens regardaient en silence, trop émus, trop surpris pour exprimer ce qu’ils ressentaient. Comme tous les bâtiments, le leur représentait bien autre chose pour ces vieux loups de mer : leur maison, des visages familiers, des habitudes. Tout cela disparaissait à jamais.

— Je n’oublierai jamais ce moment, murmura Browne. Jamais.

Le Styx s’enfonça, mais il y avait si peu d’eau qu’il toucha le fond avant de réapparaître, comme s’il luttait pour sa survie. L’eau jaillissait des sabords et des dalots et quelques cadavres, emprisonnés dans l’enchevêtrement des haubans, émergeaient çà et là, comme pour faire un dernier signe à leurs camarades.

Enfin, dans un dernier sursaut, le vaisseau plongea pour ne plus réapparaître.

— Des canots quittent le rivage, amiral, annonça Allday d’une voix sinistre.

Il savait le désespoir de Bolitho et ajouta, d’une voix mieux assurée :

— Nous avons déjà été faits prisonniers, amiral. On s’en sortira aussi cette fois, c’est moi qui vous l’dis.

Bolitho cherchait des yeux la Phalarope. Mais, tout comme le bâtiment de Neale, elle avait disparu. Tout était consommé.

 

Victoire oblige
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